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Christian BEZIAU Ecrivain

Romans publiés sur Amazon

le don de soiExtrait du roman

En regardant par la fenêtre, Bernard Chevalier s’aperçut que la pluie avait cessé. Les gens dans la rue reprenaient leurs activités. Paris, en ce mois d’automne, allait tomber une fois de plus dans la grisaille triste et incommodante où chacun va et vient sans se soucier des autres, d’un pas rapide. C’est comme ça depuis toujours et la pluie n’arrange rien à cette situation, bien au contraire.

Il n’aimait pas beaucoup cette période de l’année qui lui rappelait des souvenirs  peu agréables. 

Son appartement, situé quai Voltaire avait l’avantage d’être à proximité de son travail. Il l’avait trouvé en location, il y a maintenant sept ans, peu de temps après le divorce. Philippe Morin, son ami de longue date, avait lu une annonce griffonnée maladroitement  et affichée dans une boutique du quartier “ à louer logement propre à personne seule, téléphoner à... ”. Bernard Chevalier avait appelé et un rendez-vous avait été fixé. La propriétaire, une femme âgée, lui avait fait visiter “ le logement propre ”. Situé dans un immeuble ancien, l’appartement disposait de trois grandes pièces avec fenêtres sur rue, d’une cuisine et d’une salle de bains. Tout respire la propreté, la cire sur les parquets créait une atmosphère agréable. La  propriétaire explique qu’elle ne peut plus rester seule. Sa fille et son gendre lui ont trouvé une chambre dans une maison de longs séjours en Bretagne. Alors, elle part en quittant Paris et toutes ses habitudes de plus de soixante ans. Le loyer du logement et la maigre pension de conversion qu’elle a obtenue lors du décès de son mari vont l’aider sans doute là-bas. Elle signale qu’elle laisse quelques meubles. Là-bas, elle ne pourra pas les installer et sa fille n’en veut pas. Pour elle, son lit et une armoire devraient suffire.

Bernard Chevalier s’est installé quai Voltaire en octobre. Quelques meubles achetés dans une solderie ont suffi pour donner l’essentiel et commencer une nouvelle vie. 
Catherine, son ex-femme, avait demandé et obtenu le divorce pour incompatibilité d’humeur. Le juge avait souri lorsque son avocat avait énoncé les griefs. Bernard Chevalier n’avait pas réagi. Il aimait Catherine. Sans doute, l’aime-t-il encore. Elle dépensait beaucoup, bien trop par rapport à ce qu’il gagnait. Alors, elle s’est détournée de lui. C’est ainsi que sont arrivés finalement les reproches et les “ griefs ”. Elle semblait ravie le jour de l’audience de s’être débarrassée d’un mari sans avenir. Elle partit aussitôt, après avoir remercié son avocat, rejoindre un homme qui attendait en fumant nerveusement une cigarette. Pas un seul regard à son ex-époux qui la vit descendre les marches du palais de justice, riant des apostrophes qu’avait lancées Maître Beauregard, critiquant une vie austère et privant une jeune femme des plaisirs de la vie. Personne en dehors d’eux avait compris la finesse de ces jeux de mots ridicules. Justice avait été rendue au nom de la république avec mention sur les actes d’état civil. La vie doit continuer, différemment bien sûr avec de nouveaux horizons.
¯
Voici un an, la fille de la propriétaire lui a fait part du décès de sa mère l’informant par ailleurs qu’elle mettait en vente le logement. En tant que locataire, il avait un droit de préférence. Philippe Morin avait prêté les trois cent soixante mille francs nécessaires à son ami sans aucune garantie. Ils se connaissaient depuis le lycée et s’étaient toujours entraidés ; jamais rien n’avait pu ternir cette amitié qui quelquefois faisait jaser. Ils s’en moquaient bien.

Ils avaient fêté l’événement à la Tour d’Argent. C’est encore Philippe Morin qui avait invité. Leurs destins respectifs s’étaient séparés à la fin de l’année de licence qu’ils avaient obtenue ensemble à la Sorbonne. Bernard Chevalier avait passé un concours pour entrer dans un établissement administratif. Il y est toujours en gravissant lentement les multiples échelons. Philippe Morin avait poursuivi des études comptables et financières. Il est aujourd’hui consultant senior auprès d’un groupe financier étranger. Deux destins mais deux hommes qui restent fidèles à leur amitié.
¯
La pluie avait cessé. En se retournant, Bernard Chevalier s’aperçut qu’il faisait noir dans la pièce et chercha le commutateur de la lampe posée sur son bureau. Lorsque la lumière jaillit, son regard fut attiré par le paquet de courrier et de prospectus retiré de la boîte aux lettes le matin même. Généralement, le samedi est le jour où il fait ses comptes et répond aux différents courriers mais ce samedi-là,  il n’avait rien fait. C’était comme ça chaque première semaine d’octobre depuis sept ans. Depuis ce divorce qui avait marqué la rupture.. Tous les souvenirs lui revenaient intacts et plus présents que jamais. Qu’était devenue Catherine aujourd’hui ? Il n’avait plus jamais eu de nouvelles.

Après s’être passé une main dans ses cheveux en poussant un long soupir de lassitude, il regarda sa montre, -  17h25 - et pensa qu’il était temps d’aller faire quelques courses.

Le téléphone se mit à sonner.

    • allô, Bernard ? - C’est Jessica.
    • Qui ça ? 
    • Jessica Lormer. Nous étions dans le même village de vacances, cet été en Turquie.

Bernard Chevalier se souvint de cette fille sans trop de préjugés qui avait comme lui séjourné au club. Ils avaient passé de longs moments ensemble à faire toutes sortes d’activités, souvent ils louaient un bateau pour découvrir les coins et les recoins des reliefs escarpés des petites plages de sable et de rochers. Ils avaient participé à des excursions afin de tenter de découvrir les mystères antiques. Le soir, tout le monde chantait et dansait sur des airs choisis par des animateurs bien sympathiques. Oui, il se souvenait de cette fille en pensant qu’il devait même avoir encore quelques photos. Que voulait-elle bien pour l’appeler comme çà ? 
    • Ah! oui, d’accord. Qu’est ce que tu deviens ?
    • J’ai fini mon stage à Bordeaux. Je viens de trouver un poste à Paris comme journaliste dans un magazine féminin. Je commence lundi prochain.
    • C’est une bonne nouvelle. A l’heure actuelle trouver un job rapidement qui soit dans ses cordes est un challenge !
    • Bernard, j’ai pensé à toi pour pouvoir me loger quelques temps, du moins provisoirement en attendant de trouver quelque chose. Alors, comme tu m’as paru sérieux là-bas...A moins que cela te dérange ?
    • tu me prends de court, tu sais. Je ne m’attendais pas à ça !

Bernard Chevalier était du genre méticuleux. Avoir quelqu’un chez lui, comme ça sans crier gare n’était vraiment pas dans ses habitudes. Malgré tout, il pensa qu’il ne pouvait pas, sur ce principe refuser tout bonnement à cette fille de l’héberger “ provisoirement ”. Après tout, il la connaissait un peu. En ce moment où Paris était dans une période grise, la présence de Jessica pourrait lui faire passer des jours meilleurs. Il verrait ensuite, pour l’aider de trouver une chambre.

    • Bon! écoutes, je ne vais pas te laisser tomber. Tu peux venir chez moi en attendant. C’est d’accord. Où es-tu en ce moment ?
    • Je suis toujours à Bordeaux. J’ai prévu de prendre le train demain pour arriver à Paris dans l’après-midi. C’est chic de ta part, Bernard. Merci, t’es sympa. Tu verras, je me ferai petite souris.
    • OK, OK. Tu me téléphones demain, lorsque tu pars, tes horaires afin que je puisse venir te prendre à la gare. 
    • Entendu, allez à demain Bernard. Je t’appelle vers 11 heures.

En raccrochant, il se demanda s’il avait bien compris. Jessica Lormer allait venir vivre chez lui, comme ça. Et il avait accepté. 

Ce qui est dit est dit. Il sourit tout d’un coup, prit son blouson et sortit dans la rue.

La petite supérette située dans une rue proche lui permettait de faire des achats rapides. Il acheta au fur et à mesure qu’il parcourait les allées du magasin des articles très divers susceptibles de pallier à l’arrivée soudaine de Jessica. Brosse à dent, peignes divers, shampooings pour tous types de cheveux, savons crème et liquides, bains douches, déodorants et autres nécessaires, s’empilèrent dans le caddie y compris de quoi composer des petits déjeuners à base de céréales. Il poursuivit par d’autres achats de produits d’entretien et alimentaires. 

Après un léger repas pris sur un plateau, il s’allongea sur son canapé dont le cuir fripé commençait à mal supporter son poids et lut le journal. Son regard parcourait les pages mais son esprit était ailleurs. Jessica !

En fait, il ne savait pratiquement rien de cette fille. Elle devait avoir 25 ans. Les vacances sont faites pour s’amuser et prendre, le temps de quelques semaines, un remède contre les tracas de la vie en oubliant les mauvais. Les confidences n’ont pas de raison d’être. Il se souvient par contre qu’elle faisait un stage professionnel de six mois dans une gazette locale à Bordeaux, après avoir obtenu son diplôme dans une école de journalisme. Jessica n’avait rien dit sur sa vie sentimentale, encore moins sur le reste de sa vie tout court. Aujourd’hui, il comprenait que le stage était terminé, qu’elle quittait Bordeaux pour un emploi à Paris. Enfin, sans doute en saurait-il plus demain. Ce serait quand même la moindre des choses qu’il pourrait espérer. On ne reçoit pas comme ça des gens sur une simple apparence sans connaître un peu de leur intimité.

Il s’aperçut qu’il venait de se rogner un ongle. Normal si l’on se sent nerveux. Mais pourquoi être ainsi ? Parce  qu’aucune fille seule n’était venue chez lui depuis qu’il vivait seul. Catherine ne devait plus exister pour lui ! Il essayait souvent de s’en persuader. Aujourd'hui, il avait l’impression d’avoir accepter quelque chose qu’il n’aurait pas dû faire. De quoi ou de qui avait-il peur ? de voir Catherine arriver chez lui alors que Jessica serait là, en toute amitié, sans ambiguïté dans leur comportement réciproque ? de se laisser déborder par la présence d’une femme chez lui et de ne pas pouvoir résister à un charme qu’elle pourrait avoir sur lui ? Il avait du mal à cerner la gêne qu’il éprouvait en cet instant. A 45 ans, il pouvait certes encore plaire mais ne s’en était pas beaucoup préoccupé. Depuis sept années, il s’était un peu replié sur lui-même pour ne plus avoir à se poser ce genre de questionnement. Il vivait les instants présents avec sagesse, aimait s’amuser certes mais jamais pour renoncer à une liberté qu’il n’avait pourtant pas demandée et qui était devenue son genre de vie. Au fait, Philippe Morin n’avait aucune compagne attitrée. Il sortait beaucoup et vivait largement dans l’ambiance des soirées animées où l’on change d’endroit plusieurs fois dans la nuit. Combien de jolies filles avait-il pu rendre jalouses par ses succès et son charme ? Doté d’un goût raffiné à s’habiller au dernier cri Philippe Morin avait tout pour séduire, plaire et convaincre. Aussi habille en affaires qu’en privé, il savait par son sourire, ses manières, ses mots choisis, sa force de conviction  obtenir l’adhésion de tous. Grand amateur de voitures, il choisissait des modèles intégrant les dernières nouveautés technologiques et les revendait aussitôt qu’elles étaient dépassées. 

Bernard Chevalier poursuivit sa lecture distraite en tournant les pages du journal. Politique intérieure, politique extérieure, petites annonces, pages sportives, le programme télévisé du week-end, les résultats des deux  tirages du loto du mercredi. Il y a longtemps qu’il ne regarde plus les résultats des numéros sortis. Il ne gagnait jamais ou si peu. Alors, il s’est lassé à la longue. Souvent, il jouait le samedi pour le tirage du soir en prenant son journal au café tabac. Depuis plusieurs années, il a des abonnements à divers magazines, contenant le programme télévisé de la semaine et achète aussi de  temps en temps le journal à la supérette. Ses habitudes changent. Il ne joue plus au loto ou si rarement.

Regardant la pièce, il pense à Jessica qui va arriver et s’installer. Demain ! Il va lui donner sa chambre et lui se contentera du clic-clac qui est installé dans le bureau. Il se gardera cette pièce pour lui tout seul. Le canapé du séjour est plus confortable, mais il serait plus décent de s’installer dans le bureau. Juste un dépannage avant de lui trouver quelque chose. Après, il reprendra sa chambre et tout redeviendra normal. Pourquoi c’est à lui justement qu’elle a téléphoné ? Elle doit bien connaître d’autres personnes sur Paris. A moins que les autres aient refusé ! Pour quelles raisons ? C’est le genre de mauvaises habitudes que les gens ont de se donner leurs adresses et leurs numéros de téléphone à la fin des vacances. D’autant qu’il s’est mis exprès sur la liste rouge pour être tranquille.  Il a fallu qu’elle le conserve et surtout qu’elle l’utilise pour venir comme ça. Zut !

Ce n'est pas la bonne période pour trouver un logement. Les étudiants ont commencé leurs recherches et les chambres libres sont pratiquement toutes prises. Il va avoir du mal à trouver quelque chose à Jessica. Le dépannage risque de durer plusieurs jours, sinon davantage.

Bon, nous verrons bien. Laissons venir demain sans chercher à s’embrouiller l’esprit. Il mettra les choses au point avec Jessica. Des règles précises entre eux et tout ira bien.

Dehors, la pluie avait repris avec force. L’obscurité précoce en ces fins de journée d’automne avait déjà pris possession des rues et des immeubles. La lumière des réverbères sur le trottoir formait ici et là de pâles îlots, derniers points de repère à suivre pour rentrer chez soi. Il tira les rideaux des grandes fenêtres donnant côté rue, mis un peu d’ordre dans la pièce et gagna la salle de bains. Peu de temps après il se coucha après avoir réglé son radioréveil sur 7 heures.

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Jessica Lormer terminait de ranger ses affaires dans deux grands sacs de voyage. Une valise était déjà prête contenant des vêtements plus délicats. Elle avait passé la soirée avec des gens de l’équipe du journal dans un restaurant italien. Il s’agissait d’un repas d’adieu entre copains de travail. Ces six mois de stage lui avaient donné confiance dans ce métier. Gérard Pélissier, le rédacteur en chef, n’avait pas mâché ses mots lorsqu’il l’avait accueillie le premier jour :
“ c’est un métier difficile où tu abandonnes tes a priori. Si tu ne te sens pas prête à t’accrocher comme un morpion à un sujet jusqu'à ce que tu en retires toute la substance, ce n’est pas la peine de continuer, cherche un autre job plus peinard. La vérité existe mais il faut la trouver, ne crois pas tout ce que l’on te dit, ce serait bien trop facile. Tu as une responsabilité vis-à-vis de tes lecteurs, ne conclus pas trop vite. Souvent, l’essentiel est à porter de main. Une seule chose à mes yeux est primordiale : reste honnête, vis-à-vis des autres et surtout envers ceux qui sans le vouloir serviront à nourrir tes articles. Ne te fais surtout pas manipuler par des donneurs d’ordre qui te laisseront tomber dès le premier pépin arrivé.”

Elle était passée par la plupart des services de rédaction, toujours épaulée par Gérard Pélissier qui voyait en elle un élément prometteur qui ferait un bon boulot plus tard. A la fin du premier mois, elle avait été affectée au service documentation et archives. Il s’agissait de réunir en un temps record des photos, des articles de presse, des comptes rendus de n’importe quoi, des informations à prendre dans des ouvrages généraux. Le local était situé dans un sous-sol continuellement éclairé sans ouverture vers l’extérieur. Il régnait une odeur de poussière. Jessica fut étonnée que les archives ne soient pas informatisées. “ On verra cela plus tard ” avait maugréé Gérard Pélissier. Jessica durant deux mois avait préparé des fonds de documentation sur des sujets variés. Tel ministre arrivait, aussitôt il fallait collecter en un temps toujours trop court une pile d’informations ; qu’un événement heureux ou malheureux touchant la ville, la région, voire l’Europe se déclenche, les journalistes réclamaient leurs flots de chiffres et de photos. Jessica à l’inverse devait créer de nouvelles fiches, pour les nouvelles infos versées au service documentation et archives. Deux autres personnes travaillaient également à cette activité de recherche. Elles s’y plaisaient ne n’auraient pas voulu être affectées autre part. Gérard Pélissier n’avait pas dit à Jessica pour combien de temps elle devrait rester à ce travail. Elle avait admis cette affectation sans rien dire. Puis un soir, le “ patron ” l’avait appelée :
    • alors, Jessica ça va ce travail ? tu t’en sors, assez bien il paraît !
Elle avait sourit, se demandant s’il se moquait d’elle ou s’il était sérieux. Faire trois années d’études dans une grande école de journalisme pour faire ce boulot !
    • Demain, tu seras avec Delmotte. Il suit le mouvement de grève à l entreprise CHERIER & THIENEAU. Vois avec lui pour y aller.
Jessica s’apprêtait à lui demander si son travail dans les archives reprendrait ensuite lorsque “ le patron ” lui annonça à demi amusé :
“ je pense que ces deux mois à manipuler la source de l’information suffisent. Mais c’était nécessaire voire indispensable. Si tu veux devenir responsable d’une équipe, tu dois savoir beaucoup de choses à commencer par la place de chacun dans la collecte d’informations pour faire vivre l’actualité. On se sert du passé pour comprendre l’avenir. Rien n’est totalement figé, il y a des boucles qui reviennent. L’instant présent n’est qu’une articulation dans l’espace et dans le temps. Notre rôle consiste à consigner des points de repère qu’on nomme actualité. En fait, il s’agit de fixer à un moment donné notre vie. Nous ne devons à aucun moment intervenir pour faire changer les choses ou les faire influer. Si l’actualité touche l'ensemble, on dit qu’il s’agit d’une politique sinon il s’agit d’un fait divers affectant le particulier. Entre les deux on insère les petites annonces, le sport, le programme télévisé. Lorsque tout cela est prêt, il te reste à placer selon des choix visuels calculés la publicité sans laquelle un journal ne pourrait vivre. Tu obtiens alors un plat complet que tu sers tous les jours. ”

Jessica avait dès le lendemain et le surlendemain accompagné Delmotte sur le terrain. Elle notait sa façon d’approcher les gens, de leur donner confiance jusqu'à ce qu’ils se confient. Jamais il ne prenait position sur la réalité des faits, se contentant par des mouvements de tête d’approbation de faire progresser les confidences en griffonnant quelques mots sur un carnet. Les ouvriers et les syndicalistes donnaient leur opinion, il notait ce qui lui semblait être les éléments déterminants dans la position de ces derniers. Il obtenait ensuite une audience auprès de la direction de la société. Même attitude, jamais de prise de position. Il écoutait en cherchant à mettre en avant les moyens et arguments des employeurs. A aucun moment il ne se faisait porte-parole de l’une ou l’autre des parties. Jessica le suivait partout même dans les bistrots où Delmotte entrait. En buvant un café ou une limonade, il écoutait les uns et les autres, s’informait auprès du garçon sur l’événement du moment, prenant encore quelques notes sur des incidents survenus et que personne auparavant ne lui avait signalé. Il vérifierait en rentrant au service documentation et archives la réalité de ces incidents qui avaient semblé anodins. Alors qu’ils étaient revenus au journal, le lendemain après-midi Delmotte avait demandé à Jessica de lui donner la trame du “ papier ”. Il lui avait laissé son carnet et ses notes pour s’intéresser à autre chose. Jessica s’était sentie envahie par une peur soudaine puis s’était rapidement ressaisie en s’installant dans un bureau vacant. Elle descendit au sous-sol vérifier les fameux incidents relevés par le garçon de café, découvrit des éléments sur l’entreprise et ses dirigeants. Elle déchiffra les notes de Delmotte en se remémorant tout ce qu’elle avait pu voir et entendre.

En fin de journée, telle une étudiante émue, elle remit son papier à Delmotte. Celui-ci lut attentivement jusqu’au bout, supprima quelques phrases, changea deux ou trois mots. Il releva la tête vers Jessica : “ ce n'est pas mal du tout. Pour ton premier article tu t’en tires plutôt bien. Portes le maintenant au service de rédaction. S’il n’est pas trop tard ils pourront le mettre dans l’édition de demain ”. Il mis ses initiales “ RD ” pour Roger Delmotte et avant de rendre le papier à Jessica il rajouta “ JL ”. Jessica serra le papier contre elle comme un trésor : son premier article. Delmotte lui avait fait confiance et elle s’en était bien sortie. Demain, tout le monde pourrait lire dans la presse un article de Jessica Lormer. Elle courut jusqu'à la rédaction pour apporter l’ARTICLE du jour. Gérard Pélissier discutait avec ses collaborateurs de l’éditorial. Lorsqu’il vit Jessica avec son papier à la main, il lui sourit amicalement : “ ça y est vous avez fini votre enquête ? ”. Il comprit au changement de style dans la rédaction du papier ce que Delmotte avait décidé en confiant le travail à Jessica. “ Bravo Jessica, bienvenue dans un monde qui désormais s’ouvre à toi. ”.

Les mois qui suivirent confirmèrent l’attachement de Jessica à ce travail qui lui plaisait. Gérard Pélissier lui confia des enquêtes tantôt en duo avec un journaliste chevronné, souvent avec Delmotte, tantôt seule dans le genre inauguration. Tout se passait bien. Et puis, ce fut le miracle dans la vie d’un journaliste.

Un après-midi alors qu’elle attendait un bus, elle fut le témoin d’une attaque de banque par plusieurs hommes. Par réflexe “ professionnel, ” elle prit son appareil photo numérique qu’elle avait en permanence sur elle et “ mitrailla ” la scène, gangsters, le véhicule, le chauffeur qui n’était pas masqué, les immeubles, les passants. Tout se déroula en moins de trois minutes. La voiture des malfaiteurs avait disparu aussitôt après que les trois individus s’y sont engouffrés avec leur butin. La surprise avait été totale. Jessica se précipita vers l’agence bancaire de laquelle des gens sortaient avec précipitation. Elle obtint néanmoins des informations précieuses sur l’agression, qu’elle nota d’une main agitée au verso d’un prospectus. Elle se présenta au directeur : - Jessica Lormer, journaliste à “ Gironde matin ” puis-je téléphoner à mon journal s’il vous plaît ?
    • Allô ! Jessica à l’appareil, pouvez-vous me passer monsieur Pélissier ?
    • monsieur Pélissier est absent.
    • Est-ce que monsieur Delmotte est là ?
    • attendez, je vais voir. Il est là, je vous le passe.
    • Jessica ! que se passe-t-il ?
    • je viens de saisir un article avec témoignages et photos sur une attaque de banque. Je ne voudrais pas manquer cette affaire.
    • Prends un taxi et arrive, je téléphone à Pélissier sur son portable. A tout de suite.

La police arrivait sur place dans un fracas de sirène. Elle déclina son identité à un inspecteur. Oui, elle se présenterait demain pour faire sa déposition. Elle pensait “ tu n’auras qu’à lire mon article dans le journal demain matin ”. Elle héla un taxi et s’y engouffra en donnant l’adresse de “ Gironde matin ”.

L’article parut le lendemain matin en première page aux initiales de Jessica Lormer avec quelques photos de l’agression. Le Préfet de police téléphona à Gérard Pélissier. Il aurait voulu être le premier informé avant les lecteurs de “ Gironde matin ”. Le procureur de la république exigea la mise sous scellés des négatifs pour les besoins de l’enquête. On lui expliqua qu’un appareil numérique n’a pas de film. Il voulait quand même avoir quelque chose de matériel. On lui fit une copie sur disquette des fichiers contenant les photos. A charge pour un laboratoire de la police scientifique de les exploiter. Jessica alla tout de même au rendez-vous fixé par l’inspecteur de police. Elle fut reçue froidement. Néanmoins, son témoignage “ verbal ” et les photos notamment, celle où apparaissait le chauffeur, permirent de remonter la piste des malfaiteurs qui furent appréhendés rapidement. Le Préfet de police adressa néanmoins une lettre au journal félicitant “ le journaliste ” qui avait pu par son courage et son sang froid agir avec autant d’efficacité.

Gérard Pélissier offrit le champagne. Jessica avait définitivement passé toutes les épreuves d’endurance pour prétendre au titre tant convoité. Dès lors ses initiales apparaissaient de plus en plus souvent à la suite d’articles touchant des domaines plus sensibles que les inaugurations.

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Ce samedi soir, elle finissait de rassembler des dernières affaires. Elle avait trouvé un emploi à Paris dans un magazine féminin. L’appui de Gérard Pélissier avait joué dans la confrérie des rédacteurs en chef. Tout s’était un peu précipité courant septembre. Jessica qui souhaitait travailler sur Paris s’était inscrite au fichier des journalistes à la recherche d’un emploi. Les postes vacants diffusés étaient souvent pourvus avant que les fiches soient diffusées. Jessica craignait de devoir patienter avant de décrocher un travail. Malgré ses capacités, elle savait que “ Gironde matin ” ne pouvait la recruter, les effectifs étant au complet. Gérard Pélissier avait accepté de prendre une stagiaire dans le cadre d’une convention entre le journal et l’école de journaliste. Mais c’était considéré comme formation obligatoire, non rémunérée bien sûr au statut de la convention collective, seulement indemnisée. La bourse d’étude qu’elle avait obtenue lui permettait tout juste de tenir le coup. Fin septembre son statut d’étudiante cesserait. Alors, Gérard Pélissier s’était “ mouillé ” pour elle. Il s’était déplacé à Paris le 15 septembre voir d’anciennes relations et il avait trouvé sur sa caution morale un poste à Jessica. Il revaudrait cela en renvoyant l’ascenseur le moment venu. “ Femme 2000 ” avait adressé le 23 septembre un contrat de travail à Jessica et la convoquait pour prendre ses fonctions d’assistante de rédaction pour le lundi 5 octobre. Devant cette précipitation, il fallait gérer au mieux. Partageant un appartement avec une étudiante, elle lui proposa de mettre une affichette dans le hall d’accueil de la faculté et d’insérer une annonce dans les colonnes de “ Gironde matin ”. Elles reçurent en deux jours plus de soixante demandes. Elle laissa à l autre colocataire le soin de choisir elle-même celle qui conviendrait le mieux. Maintenant, il lui fallait trouver pour elle-même un logement.

Jessica téléphona à de multiples annonces parues dans  la presse parisienne. Tout était déjà pris. Elle contacta des agences immobilières sans succès. Les marchands de liste demandaient des tarifs d’abonnement bien trop élevés. Déjà samedi ! le temps passait trop vite sans qu’elle ait pu trouver quoi que ce soit.

En feuilletant son carnet d’adresses elle tomba sur un prénom, un numéro de téléphone et une indication entre parenthèses club Turquie. Bernard.

Elle se souvenait très bien de cet homme qu’elle avait rencontré en été. Oui - Bernard devait avoir la cinquantaine. Courtois et assez réservé, il tranchait avec tous ceux qui se vantaient d’être comme ci ou de faire cela. Jamais Jessica ne s’était ennuyée en sa compagnie. Il savait respecter son intimité en ne cherchant pas à s’imposer. Elle était libre. Il n’avait même pas profiter de son avantage d’être avec elle pour tenter de la séduire. Il s’était ainsi créé un climat de complicité où chacun, acceptant l’autre comme il est, vit l’espace des vacances pour se distraire comme il le souhaite, sans contrainte. Dans l’avion qui ramenait le groupe vers Paris, elle lui avait demandé son numéro de téléphone, comme çà, qu’elle avait inscrit sur son carnet d’adresses. Lui n’avait rien demandé : les vacances se terminaient mettant un terme à cette complicité sans lendemain. Arrivés à Paris, il l’avait accompagné jusqu'à une station de taxi. Après s’être embrassés amicalement, elle l’avait vu descendre les marches conduisant vers le Roissy-rail. Avant de disparaître totalement, il s’était retourné et lui avait adressé un petit signe de la main.

C’est ainsi qu’à bout de ressource dans sa quête d’un toit qu’elle téléphona ce samedi en fin d’après midi à Bernard Chevalier. En composant le numéro, elle se demanda si cet homme était vraiment célibataire comme il lui avait dit. Peut-être qu’il était marié? Après tout, elle verrait bien et de toute façon elle devait exploiter toutes ses possibilités. 

Jessica se coucha après avoir dit adieu à l’autre colocataire qui allait chez ses parents passer le week-end. Elles avaient convenu que Jessica laisserait les clés dans la boîte aux lettres. 
    • Allez, salut et bonne chance à Paris.
    • Salut. J’espère que l’autre sera sympa !

¯
Dimanche matin. Bernard Chevalier se lève avant que le radioréveil ne se déclenche. Il a mal dormi. En déjeunant, il fait le point sur ce qu’il doit faire. - “ Bon d’abord il faut faire du ménage et ranger ce qui traîne. Je vais libérer une partie de l’armoire et des tiroirs. Quelle idée de recevoir cette fille ! J’espère qu’elle n’est pas trop bordélique ? Nous mettrons les choses au point dès le départ. ”

11 h. Tout est rangé. Du moins rien ne traîne, la salle de bains sent “ le propre ”, les poussières sont faites. Il a mis des draps frais au lit de la chambre. Le couchage du clic-clac est mis en ordre. C’est prêt.

Le téléphone se met à sonner alors qu’il fermait la fenêtre de la chambre restée ouverte pour aérer la pièce. Le temps est relativement calme, la pluie a fait place à un ciel plus calme. Il retourne dans le séjour.

    • Bonjour, c’est Jessica. Je ne te réveille pas ?
    • non, je suis debout depuis pas mal de temps.
    • Mon TGV quitte Bordeaux à 13h25. J’arrive normalement à Montparnasse vers 16h 55. Si tu n'es, pas là je prendrai un taxi. Au fait, je ne connais pas ton adresse ! tu me la donnes ?
    • J’irai te chercher à la gare. Je te l’ai dis hier. Ce sera plus facile et comme ça je pourrai t’aider à porter tes affaires. J’habite dans le 7ème, quai Voltaire. La Seine me sépare des Tuileries.
    • OK. Viens me chercher. Je te remercie. Au fait, tu es sûr que ça ne te dérange pas que je vienne chez toi ? Tu me le dis ?
    • Non, non - mentis Bernard Chevalier. Au contraire, cela me fait plaisir.
    • Bon, je te dis à tout à l’heure Bernard.
    • A tout à l’heure.

C’était parti.

Il décida de déjeuner en ville afin de ne rien déranger dans l’appartement qui était propre. Un dernier coup d’œil sur l’ensemble. - “ Oui, c’est bon ”. Prenant à tout hasard son parapluie, il quitta l’immeuble et gagna tranquillement à pied la rue des Saints Pères. Beaucoup de gens commençaient à investir les restaurants et brasseries. Les places étaient rapidement toutes occupées. Au bout de plusieurs tentatives, il découvrit qu’une table se trouvait libre dans la véranda d’un restaurant. Il y arriva en même temps qu’un couple étranger. Ces derniers préférèrent aller au fond de  la salle où d’autres tables se trouvaient également disponibles. 

La lecture de la carte lui indiqua qu’il était dans un restaurant italien. Déjà, le serveur était devant lui, vantant le plat du jour “-  un osso bucco avec ses pâtes fraîches ”. Bernard Chevalier suivit le conseil avisé du serveur en pensant que les fameuses pâtes devaient sans doute sortir d’un paquet. Il mangea cependant de bon appétit et trouva le repas tout à fait correct. 

Il appréciait se plonger dans les lieux animés, suivre du regard les gens en tentant de deviner leur nationalité, de discerner les couples illégitimes, de surprendre des propos qui caractérisent l’appartenance sociale, de traduire des mots entendus dans les 3 langues étrangères apprises au lycée. Vivre seul dans son appartement lui pesait un peu. 

Seul ! plus pour très longtemps. Il termina son café, paya l’addition et quitta le restaurant.

De retour à l’appartement, il vérifia une dernière fois que tout était en ordre. Regardant sa montre qui indiquait, 14h15 il estima qu’il disposait de deux bonnes heures avant de se rendre à Montparnasse. “ - Autant en finir avec le courrier reçu hier ! ”. Facture de téléphone, relevés de banque, avis de renouvellement pour un magazine, plusieurs journaux publicitaires, l’appel de fonds du syndic pour le 4ème trimestre, une lettre l’informant qu’il avait gagné le droit de participer à un grand tirage pour un prix fabuleux. Bernard Chevalier mis à part tout ce qui était à caractère publicitaire pour le jeter dans la poubelle lorsqu’il sortirait tout à l’heure et régla les factures qu’il mit dans des enveloppes. Ses comptes étaient parfaitement bien tenus et bien rangés dans des chemises séparées et étiquetées.